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Interview avec M. Jean Bour, ancien Procureur d’État, au sujet de la corruption : « Il faut plus d’informations et de prévention ainsi qu'un code de déontologie pour les élus locaux »


Dans le cadre du 6e cycle d'évaluation intitulé « Prévention de la corruption et promotion de l'intégrité au niveau infranational », le Groupe d'États contre la corruption, mieux connu sous son acronyme GRECO, l'organe anticorruption du Conseil de l'Europe, ont effectué une mission au Luxembourg du 22 au 26 septembre 2025. Dans ce contexte, les experts du GRECO ont mené des entretiens avec divers acteurs susceptibles de leur fournir des informations utiles. Outre les ministères et les administrations publiques concernés, des décideurs politiques et des fonctionnaires des villes de Luxembourg et de Dudelange, ainsi que diverses institutions et associations du secteur communal, dont le SYVICOL, qui représenté par son vice-président Serge Hoffmann, furent entendus.

M. Jean Bour, ancien procureur d’État de Diekirch, président de longue date de la délégation luxembourgeoise auprès du GRECO et auteur du livre « Le phénomène de la corruption au Luxembourg », présente le travail de cette organisation et prend position sur un sujet hautement sensible.


Monsieur Bour, quelle a été votre motivation pour écrire ce livre ?

Jean Bour (J.B.) : Certains font du jogging, d'autres du vélo ou collectionnent des timbres. Tout cela était hors de question pour moi. Je n'ai pris ma retraite qu'à l'âge de 68 ans. En 2011, une maison d'édition m'a contacté pour la première fois. J’ai choisi d'écrire sur le thème de la corruption, un sujet très difficile, ce qui explique pourquoi mon ouvrage « Les crimes devant les magistrats » a d'abord été publié. « Le phénomène de la corruption au Luxembourg » était d'un tout autre ordre. Non seulement en termes de recherche, mais aussi de rédaction. J'y ai travaillé entre 2011 et 2024. Avec le recul, je dois admettre que ce travail était très exigeant. En ce qui concerne l'ampleur de l'œuvre, je n'ai pas hésité une seconde.


Qu'entend-on généralement par le terme « corruption » ?

J.B.: Il s'agit, par définition, d'une infraction pénale commise par une personne à laquelle on a confié une position d’autorité ou une mission de service public ou par un élu local qui demande ou qui accepte un avantage quelconque, matériel ou ou immatériel, comme par exemple une somme d'argent, un cadeau ou une décision favorable en vue d'accomplir un acte relevant de sa fonction. On parle alors de corruption passive. La corruption est également punissable lorsque quiconque offre ou remet un avantage quelconque à l'une de ces personnes. Dans ce cas, il s'agit de corruption active.


En quoi consistent les missions du GRECO?

J. B. : Créé en 1999 par le Conseil de l'Europe, le GRECO a pour mission de veiller au respect des normes anticorruption de l'organisation par ses États membres et vise à renforcer leur capacité à lutter contre ce fléau. Il mène à cet effet un processus d'évaluation permettant de mettre en évidence les lacunes des stratégies nationales de lutte contre la corruption et d'inciter les États à entreprendre les réformes juridiques, institutionnelles et pratiques nécessaires. Le GRECO est également un forum d'échange de bonnes pratiques en matière de prévention et de détection de la corruption.


Comment opère-t-il?

J.B.: Le travail du GRECO est organisé en cycles dont le thème est défini par l'Assemblée plénière. Chaque pays membre est évalué sur la base de ce thème. Au départ, de longues discussions ont été nécessaires pour déterminer à quel niveau le travail proprement dit devait débuter. Il a notamment été question de savoir si le travail devait commencer au niveau des ministres, des députés, des hauts fonctionnaires, des juges ou de la police. Il convient également de noter qu'en 1999, seuls 17 pays en étaient membres. Aujourd'hui, ils sont 48, y compris le Grand-Duché de Luxembourg.


Concrètement, comment se déroule une telle évaluation ?

J.B.: Dans une première phase, le GRECO nomme une équipe d’évaluateurs chargés de l’évaluation de l’Etat membre en question qui se rend sur place pour se faire une idée de la situation et assister à une série d'auditions. Dans une deuxième phase, le GRECO transmet un questionnaire aux autorités concernées du pays, entre autres les représentants du ministère de la Justice et du ministère des Affaires intérieures. Par la suite, une analyse de la situation est réalisée sur la base des réponses au questionnaire susmentionné et des informations recueillies au cours des rencontres avec les représentants de la fonction publique.


Quelle est la suite de la procédure ?

J.B. : Après la visite, les évaluateurs rédigent un projet de rapport qui est transmis pour commentaires aux interlocuteurs du pays évalué. Ce rapport préliminaire peut être complété ou amélioré si des imprécisions ou des ambiguités ont été constatées. Il est ensuite discuté par le GRECO en réunion plénière, dont il résulte un rapport final contenant toute une série de recommandations. Je peux vous dire que ces discussions peuvent parfois être vives, longues et difficiles. Ensuite, le GRECO assure le suivi des recommandations émises. L'ensemble des recommandations formulées pour le Luxembourg au cours des cinq premiers cycles figure d’ailleurs dans mon livre. Vous y trouverez également ce que nous en avons fait.


Quelle est la portée de ces recommandations ?

J.B. : Ces recommandations ne sont pas contraignantes. Les pays sont libres de les appliquer ou non. Il ne s'agit pas de soumettre les pays concernés à une sorte de procédure disciplinaire, mais plutôt de les inciter à améliorer leur législation ou leur pratique dans la lutte contre la corruption. Une absence de mise en oeuvre des recommandations peut cependant ternir l’image du pays concerné. Le GRECO peut en fin de compte adresser un mauvais bulletin à ce pays ce qui ne manquera pas de le faire pointer du doigt. La sanction est plutôt d'ordre politique.


Venons-en maintenant au thème proprement dit du du 6e cycle, qui est intitulé « Prévention de la corruption et promotion de l'intégrité au niveau infranational ». Qu'en pensez-vous ?

J.B. : Avant d'entrer dans le vif du sujet, je tiens à préciser que la corruption aux niveaux infranationaux est toujours étroitement liée à la proximité. Et dans un petit pays comme le Luxembourg, tout le monde se connaît. Si quelque chose ne va pas, cela est généralement remarqué et signalé. Mais ne pensez-vous pas qu'on a plutôt tendance à faire comme si les problèmes n'existaient pas dans un petit pays et à les balayer sous le tapis ? La réalité est tout autre : il est illusoire de croire qu'il y a peu d'incidents au niveau communal. C'est du moins ce que j'ai pu constater au cours de ma longue carrière de procureur. Je dis souvent que la corruption, c'est comme un marécage. Dans un marécage, on peut trouver de tout : des crocodiles, des serpents, des alligators, des moustiques, des maladies, etc. Il en va de même pour la corruption, qui ne vient pas toute seule.


Pouvez-vous expliquer cela plus en détail ?

J.B. : En France, par exemple, on a constaté une augmentation des cas de corruption et de prise illégale d'intérêts depuis que les maires ont vu leurs pouvoirs en matière de délivrance des autorisations de construire élargis. Je tiens à préciser que je ne souhaite en aucun cas être mal compris et que je ne veux pas donner l'impression de tirer des conclusions hâtives pour notre pays. Néanmoins, je trouve important de noter que, ces derniers mois, le secteur communal a fait l'objet de nombreux titres négatifs largement relayés dans les médias. Il serait naïf de penser que les évaluateurs du GRECO n'en aient pas été informés.


Il existe des codes de déontologie entre autres pour les membres du parlement et du gouvernement, qui doivent veiller à ce qu'aucun conflit d'intérêts susceptible de porter atteinte à leur indépendance ne survienne. Or, un tel code fait encore défaut pour le secteur communal. Une lacune ?

J.B. : Je me réjouis que, après d'autres institutions telles que la Chmabre des députés, le Gouvernement, la Justice, la Police et la fonction publique en général, le secteur communal fasse désormais également l'objet d'une évalution approfondie sur la corruption. Il est en effet grand temps d'agir non seulement au niveau des élus locaux, mais aussi au sein de la fonction publique communale (fonctionnaires, agents et employés). Tous remplissent en effet une fonction au sein du service public et sont donc soumis aux lois anticorruption en vigueur. Il manque un code de déontologie, indépendamment du fait qu'il existe un statut pour les fonctionnaires assermentés. Et cette lacune concerne tant les élus locaux que le personnel dans le secteur.


Commençons par les élus locaux. Comment pourrait-on procéder à leur égard ?

J.B. : Imaginons qu'un chef d'entreprise offre régulièrement des cadeaux à un élu local faisant partie du collège échevinal. Or, cette entreprise participe à des appels d'offres lancés par ladite commune, et l'élu en question contribue à la décision d'attribution du marché. S’ajoute que le secteur communal est particulièrement exposé, car il entretient souvent des relations commerciales sur le long terme, s'étalant sur plusieurs mois, voire plusieurs années. Et dans un pays où tout le monde se connaît, la proximité constitue, comme déjà mentionné, un problème supplémentaire.

Contrairement aux députés, qui doivent faire preuve de transparence quant à leurs revenus, leurs engagements et leur parcours professionnel afin d'éviter tout conflit d'intérêts, les élus locaux ne disposent pas d'un tel code de déontologie. Il serait judicieux de s'en inspirer. Le sujet des cadeaux liés à une contrepartie est hautement sensible pour les élus locaux, car il revêt de nombreuses facettes. Il convient de préciser que les cadeaux ne sont pas interdits, mais qu'ils deviennent suspects lorsqu'ils dépassent certaines limites de valeur, surtout s'ils sont réguliers.


Revenons au début de votre réponse, où vous avez dessiné un scénario qui comporte des risques. Vous avez mentionné que la situation devient critique lorsque des cadeaux sont acceptés et que le sujet revêt de nombreuses facettes. Où voulez-vous en venir ?

J.B.: Au début, il s'agit de petites attentions : une invitation à dîner, une caisse de vin ou de champagne, un beau stylo à plume. Puis, les cadeaux deviennent plus conséquents : invitation à une partie de chasse, séjour dans un hôtel de luxe pour un week-end, quelques jours de vacances dans une finca à Majorque, etc. C'est exactement comme cela que les choses se passent. La situation devient dangereuse lorsque l'on ne peut plus dire « non » et que l'on n'est plus neutre. Puis vient le moment où une grande faveur est « exigée ». Que fait alors la personne concernée ? Dit-elle : « Merci pour tout ce que vous avez fait pour moi jusqu'à présent, mais maintenant, c'est non, ce n'est plus possible » ?

Le conflit d'intérêts est la première étape. Il faut alors faire extrêmement attention à ne pas sombrer. En effet, le passage du conflit d'intérêts à la prise illégale d'intérêt, voire à la corruption, est rapide. Et je me répète: nous avons absolument besoin d'un code de déontologie pour les élus locaux. Le lobbying est également un sujet important.


À votre avis, que faut-il encore faire ?

J.B. : Il faut en général beaucoup plus d'informations et de prévention. Dans un premier temps, au niveau des élus locaux qui ont l'occasion de participer à une formation initiale organisée par le SYVICOL, en collaboration avec le ministère des Affaires intérieures et l'INAP, au début de leur mandat. Cette formation leur donne un aperçu du fonctionnement des structures politiques au niveau communal, mais, si j'en crois les informations dont je dispose, le sujet de la corruption n'y est malheureusement pas suffisamment abordé. Depuis quelques mois, le SYVICOL a commencé de mettre en place un programme de formation continue dans lequel ce thème devrait être abordé dans toutes ses facettes, pour mettre en évidence les risques auxquels sont exposés les élus locaux.


Et le personnel dans le secteur communal, qu'en est-il ?

J.B. : En principe, les mêmes mesures devraient s'appliquer au personnel : une sensibilisation et une information à titre préventif sous forme de formation continue. Il existe des formations continues dans ce domaine, mais elles devraient, selon moi, être davantage développées. Des directives claires, de préférence accompagnées d'exemples, sont également nécessaires, car il règne souvent une certaine confusion à ce sujet. Cela vaut en particulier pour le personnel technique, qui est exposé à un risque élevé en raison de ses relations professionnelles avec des entreprises privées telles que des promoteurs immobiliers.

Pour plus d’infos: https://www.coe.int/fr/web/greco

Photo : © SYVICOL

Publié le : 26.09.2025

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